Une silhouette repose au sein du lit spacieux qui git telle une ombre improbable au centre de la pièce. Seule la clarté de la lune, pleine et rousse en cette nuit, permettrait à l'oeil humain de constater du sommeil de la jouvencelle endormie. Paisible et insonore, sa respiration semble bercer la tranquillité de l'endroit.
Elle ne rêve pas encore.
Tapit dans l'ombre d'une armoire, Nathaniel attend, serein. L'oeil perçant, il se contente d'observer avec soin la forme presque inerte qui lui fait face. Quelle douleur exquise que de devoir patienter jusqu'à l'instant où ses sens s'éveilleront.
Un mouvement, puis un second, à peine perceptibles. Nathaniel ferme les yeux. Enfin, le moment est venu. Toute une vie de dissimulation pour en arriver à cet instant jouissif. Il allait posséder. D'une façon telle qu'elle se retrouverait piégée dans un monde d'illusion si réel et si puissant que jamais plus elle ne serait capable de s'en échapper.
Approche de sa proie, plus silencieux que l'air qui l'entoure. Ses yeux d'un rouge sanguinolant luisent dans l'obscurité, fous et passionnés. L'heure fatidique va sonner.
A présent penché au dessus de ce corps aux courbes si parfaites, s'enivre de son odeur jusqu'à se perdre dans sa propre folie. De gestes si aériens qu'ils semblent immatériels, pose une main près d'elle, puis une seconde. Fait glisser son corps entier sur le sien, sans même qu'elle ne se rende compte de sa présence.
Savoure la chaleur de son être qui lui procure une sensation trop longtemps oubliée. Depuis combien de temps ? ...
Hume le parfum délicieux de sa peau tiède, ne distinguant qu'à peine ses traits. Elle lui rappelle tant de souvenirs... La caresse de son souffle, n'osant pas encore y goûter, tandis que sous son corps, celui de la jeune femme s'éveille.
Perdu dans un balai de courbes qui s'entrelacent, oublie jusqu'à son identité alors que tout en elle se fait entêtant. S'immisce au coeur de son moi le plus intime afin de s'y noyer. Plongé dans l'obscurité de son être, souffre de trop la désirer.
Le sang qui coule dans ses veines se fait poison, il ne peut plus supporter la présence si intense de la jolie rousse en lui. L'esprit en feu, Nathaniel se sent perdre pied complètement alors qu'il tournoie dans les limbes de sa propre folie. Pourquoi ?
S'arrache à elle, souillé par son sang, en poussant un cri de désespoir. Se meut tel un loup qui hurle à la mort, alors qu'on lui arrache le coeur. Pourquoi l'avoir trahi ?
La jeune femme rousse le regarde de ses yeux bleus étincelants et malicieux. Souillée elle aussi par le liquide rougeâtre qui s'est répandu le long de sa robe blanche, lui sourit et l'appelle. Reviens... Reviens-moi...
Mais il ne peut revenir. Il est trop tard.
La repousse violemment et tombe à terre, au pied du lit. La lumière mordorée de la lune fait reluire la semi nudité de sa peau tatouée de pourpre. Aliéné par tant d'amour, de haine, de douleur et d'excitation, rugit d'une rage sans nom.
Elle se donnait à lui mais il ne pouvait la recevoir. Pas après ce qu'elle lui avait fait.
Se relève, monstre aux yeux sanguinaires. Et tandis que s'élève un chant provenant de son âme, fond sur elle tel un félin s'abattant sur sa proie.
La salle comptait ce soir là des milliers de personnes, toutes réunies ici dans le seul but de partager un moment de communion avec lui. Nathaniel, seul au centre de la scène, entouré par ses musiciens, entonnait un air sirupeux :
Il a
le droit de poser ses mains sur ton corps
Il a
le droit de respirer ton odeur
Il a
même droit aux regards qui le rendent plus fort
Mets-moi
la chaleur de ta voix dans le coeur
Et ça fait mal,
crois moi,
une lame
enfoncée loin dans mon âme
Regarde
en toi,
même pas l'ombre d'une larme
Et je saigne encore,
je souris à la mort
Tout ce rouge sur mon corps
Je te blesse dans un dernier effort
Il aime
caresser ton visage quand tu t'endors
Et toi
tu te permets de dire encore, encore
Je sais
que ce qui ne tue pas nous rend plus fort
Mais moi,
mais moi je suis déjà mort
En face de lui, on chantait, on pleurait, on vivait le sens de ces mots comme s'ils touchaient personnellement chaque personne présente. Et Nathaniel, lui, se délectait de ce spectacle. Maître des marionnettes, il dirigeait ses pantins au grès de ses arpèges, de ses souffles, de sa voix habitée par la mélancolie. Plus qu'une idée, plus qu'une idole, il était devenu souverain.
Apaisé de ses souffrances, baigne dans son sang et contemple son visage, seule partie de son corps déchiqueté encore intacte.
Réalise soudain ce qui vient de se passer. Qu'a t-il fait ?
Non ! Non ! hurle une voix qui lui est inconnue.
S'écroule dans la marre sanglante de ce que fut jadis son être en pleurant.
Noooooooooooooooooooon ! Maman je t'en prie... reviens !
REVIENS !
S'éveille brutalement à cause de son propre cri, le souffle court et le coeur battant à tout rompre. Luisant de sueur, ne parvient pas à calmer l'affolement de son être. Touche son corps brûlant pour s'assurer qu'il s'agit bien d'un rêve. Aucune trace de sang, aucune preuve de sa présence.
Se lève subitement et se précipite jusqu'à la fenêtre de sa chambre, qu'il ouvre en grand. La peau attaquée par l'air frais de la nuit, se met à respirer de nouveau.
Peu à peu, son esprit se fait plus clair, moins embrumé, moins marqué par le fantôme de son cauchemar.
Une fois calmé, réalise qu'un tel rêve ne peut signifier qu'une chose : il allait lui falloir se rendre chez lui le plus vite possible.